top of page

Instant Article: dernier pas vers la Facebookisation de la presse?

par

Fernanda M. Guimarães

La fin des sites web ou un nouveau modèle de distribution médiatique ? L’Instant Article — service de publication de contenu offert par Facebook — complète un de vie (et de succès). Pourtant, la question demeure  : est-ce que Facebook assume définitivement le rôle d’éditeur ? La presse est-elle condamnée à une facebookisation ?

« Pour les éditeurs, Facebook c’est un peu comme un gros chien qui court vers vous dans le parc. La plupart du temps, c’est difficile de savoir s’il veut jouer avec vous ou vous mangez », écrivait le feu David Carr dans le New York Times, en 2014, sur l’influence de Facebook sur la distribution de l’information. Le journaliste était peut-être loin d’imaginer que le réseau social le plus puissant du monde sortirait, quelques mois plus tard, un chien encore plus gros et impitoyable  : l’Instant Article. 

 

Lancé en mai 2015 par le géant des réseaux sociaux, ce format uniquement disponible sur l’application mobile de Facebook est censé découpler le temps de chargement du contenu. Mais ce n’est pas que cela. L’Instant Article offre une gamme de fonctionnalités multimédias qui sautent aux yeux. Zoomez et tournez des images à la touche du doigt, jouez avec des cartes interactives en 3D, regardez des vidéos en autoplay, « likez » et commentez seulement les parties de l’article que vous intéressent… Avec son produit, Facebook promet aux médias la Sainte Trinité du web mobile  : rapidité, interactivité et ergonomie. Tout cela emballé par une expérience de lecture digne d’une application, sans la prise de tête d’un téléchargement. La seule condition : que le contenu soit hébergé dans Facebook même (et pas dans un site externe). Pour les médias, c’est bye bye, l’audience venue du réseau social.  

​

Être lu sur Facebook plutôt que sur son propre site, c’est un risque que quelconque éditeur ne prendrait pas futilement. Donc, pour les partants d’Instant Articles, Facebook a justement prévu une contrepartie financière — une proposition jamais offerte ouvertement aux médias. Si un éditeur vend sa propre publicité dans un Instant Article, il garde 100 % des revenus. S’il veut que Facebook s’en charge de la négociation des annonces, le réseau en garde 30 % des gains. 

 

Un jeu risqué à tenter ? Neuf sites de presse du poids du New York Times et le Washington Post y sont embarqués dans la version « bêta », déployée en octobre 2015. En avril 2016, presque un an après son lancement officiel et après six mois de tests avec les plus grands nombres de la presse mondiale, l’Instant Article a été ouvert à tous les publishers. Aujourd’hui, plus de 350 sites d’information l’utilisent.

3 CHOSES à savoir sur instant articles

  • Exclusivité de contenu ?

​

Il n’en a pas. Tous les articles publiés sous le format peuvent également être diffusés sur le site de l’éditeur. Néanmoins, les articles ne doivent pas contenir moins de contenu que leurs équivalents dans la page web. L’Instant Article est potentiellement une plateforme alternative pour livrer une nouvelle expérience aux lecteurs venus de Facebook.

 

  • Visibilité

 

Pour le repérer, c’est facile : cela suffit de chercher un lien signalé par une icône en forme d’éclair. Les taux de conversion sont aussi électrisants : Facebook avait annoncé à sa conférence annuelle, F8, que les utilisateurs sont 20  % de plus à cliquer sur des articles lorsqu’ils sont visibles sur Facebook en tant qu’Instant Articles. Ces mêmes contenus seraient partagés 30 % de plus avec ses contacts.​

​

  • Quelques secondes font la différence

​

Alors que des liens qui dirigent vers un site mobile prennent, en moyenne, 8 secondes pour charger, les Instant Articles sont 10 fois plus rapides, en diminuant les taux de rejet du public lors qu’un contenu prend trop de temps à charger. Une manière d’éviter le passage par le navigateur intégré et les sites mobiles des éditeurs, parfois assez lourds.

Consommer des contenus originaux, gratuitement et en toute vitesse. Sans doute, l’Instant Article est avantageux pour les lecteurs — surtout ceux qui vivent dans des pays où la connexion internet est faible, comme le Brésil ou les Philippines. Selon Facebook, dans ces pays-là, les utilisateurs sont 40  % de plus à cliquer sur un Instant Article. En plus, dans un rapport sur le journalisme digital fait par le Reuters Institute de l’Université d’Oxford, les répondants affirment leur préférence par les réseaux sociaux comme canal pour les news. D’après eux, ces plateformes aident à trouver de l’actualité plus diverse et les amènent à cliquer sur des marques qu’ils ne consomment pas normalement.

 

Dans l’ère des techniques de « storytelling » appliquées au journalisme, l’Instant Article a potentiel d’être le chéri de médias. Pas besoin de développer des (coûteuses) solutions pour intégrer du contenu multimédia sur mobile — un secteur qui a déjà dépassé l’audience « desktop » pour plusieurs sites. Pour ceux qui considèrent que leur audience se trouve en priorité sur Facebook — ou pour ceux qui veulent toucher des publics plus jeunes, l’Instant Article présente une sortie astucieuse. « Facebook compte 30 millions d’utilisateurs actifs en France et nous y avons 1,4 million de fans. Être visible plus facilement auprès des jeunes urbains est une opportunité », a déclaré Michaël Fromentoux, directeur adjoint des développements numériques chez 20 Minutes, dans une interview au Monde. En France, en 2015, 44  % des 13-18 ans ne lisent pas les journaux, et ne consomment l’information qu’à condition qu’elle ait une destination sociale.

« Les réseaux sociaux n’ont pas seulement avalé le journalisme, comme tout le reste », a-t-elle souligné. D’abord, les médias comptaient sur Facebook pour la visibilité et le branding, pour être plus proches de leur lectorat. Avec Instant Article, les gains peuvent être avantageux, mais le risque est quand même alarmant. Laisser Facebook emporter son public signifie perdre le contrôle sur les relations avec les lecteurs, les revenues et le chemin que les articles entraînent pour arriver à leur destination finale, souligne la professeure de Columbia. Même si la contrepartie financière était capable d’équilibrer (ou même surpasser) les baisses de revenu, est-ce que cela vaut le coup à long terme ?

Séduction dangereuse

Certes attirant, l’Instant Article est une manœuvre de Facebook pour solidifier sa présence dans le business du journalisme, agrégeant le contenu directement sur son application mobile. Dans sa bataille contre Google, Facebook veut être la porte d’entrée de l’internet. Avec Instant Article, le réseau social arrive plus proche de son objectif. En coupant la redirection vers les médias ou sites qui publient du contenu sur le News Feed, Facebook garde l’attention, le temps et les clics de ses utilisateurs. Le but c’est de ne pas laisser l’audience (et conséquemment, les annonceurs) sortir de Facebook.

​

​

« Les médias sociaux n’ont pas seulement avalé le journalisme, comme tout le reste »
​

 

Même si apparemment il s’agit d’une offre que les éditeurs ne peuvent pas refuser, l’Instant Article pointe vers un changement clé dans le paysage du business du journalisme. « Il y a quelque chose de dramatique qui se passe dans l’écosystème des médias, la sphère publique et l’industrie du journalisme, quasi sans qu’on s’en aperçoive et certainement sans le niveau d’évaluation publique que ce débat-là mérite », a déclaré Emily Bell, directrice du centre de journalisme digital de l’Université de Columbia.

Comment ça marche?

L’ouverture de « Instant Articles » à tous les éditeurs a été officialisée pendant la conférence annuelle de Facebook, le F8, en avril 2016. Ceux qui veulent adopter le modèle doivent d’abord s’inscrire son fanpage dans le service et soumettre 50 articles-échantillon à validation technique par l’équipe de Facebook. Une fois jugés conformes et approuvés par Facebook, les éditeurs peuvent commencer à publier. Les contenus, pourtant, sont librement accessibles, et ne peuvent être utilisés pour ceux proposés derrière un paywall, par exemple.

Money, money,

money

La monétisation d’un Instant Article impose un seul format par article et donne le choix à l’éditeur d’y placer ses propres publicités, ou de laisser Facebook s’en charger via le service Facebook Audience Network. Dans le premier cas, l’éditeur garde 100  % des revenus générés. Dans le second, un partage de revenu est appliqué  : 70  % pour l’éditeur, 30  % pour Facebook.

 

Pourtant, la pratique est stricte. Les publicités ne doivent pas se répéter et doivent obéir à des dimensions fixes. L’autoplay vidéo avec du son est interdit, tout comme les interstitiels — les annonces en plein écran apparaissant entre la consultation de deux pages web ou lors de l’accès initial à un site web. Chaque élément doit être séparé du suivant par au moins 350 mots, et si l'article est principalement composé d’images ou de vidéos, la publicité ne doit pas excéder 15 % du contenu. Le contenu sponsorisé (branded content) est autorisé, mais sous condition qu'il puisse être identifié comme tel à travers une mention discrète, mais néanmoins présente.

L’OPINION DES Médias

Lors de premières semaines de tests, le bilan était mitigé. Pour plusieurs médias américains, la principale réclamation à propos d’Instant Article était les règles sur les formats publicitaires et le partage de revenus. Le Parisien, premier média français à s’y lancer, n’était pas satisfait non plus. « Ce n’est pas non plus très visible, on voit un petit éclair sur les images, mais cela n’incite pas les gens à cliquer. Facebook, en tout cas aujourd’hui, ne pousse pas cette fonctionnalité-là », affirmait Guillaume Bournizien, directeur marketing digital du Parisien, lors d’une  conférence à Sciences Po en décembre. Même avec des résultats décevants au début, le quotidien a décidé d’attendre les modifications de la part de Facebook. Aujourd’hui, le service répond aux expectatives. « Sachant que 20 à 25  % du trafic vers leparisien.fr vient de Facebook, et que près de la moitié ont été mis sur Instant Articles, nous avons en effet essuyé une perte d’audience significative. Mais, les internautes y passent beaucoup plus de temps et sont de plus en plus fidèles. La stratégie du Parisien c’est d’être là où sont ses lecteurs » a déclaré Bournizien au Magazine Stratégies après 5 mois d’expérience avec l’Instant Article.

​

​

« All in » pour le Post

Pour le Washington Post, l’Instant Article c’est une opportunité d’intégrer le quotidien dans l’ère du web 2.0 et d’attendre ses objectifs d’accélérer le temps de chargement et offrir des articles interactifs. Depuis la version bêta, ils ont sauté toutes les barrières : la totalité de leur contenu mobile est publiée sous Instant Article. Le bilan est plutôt positif, avec une forte augmentation du nombre de visites. « Le fait qu’on a un article que les gens veulent lire, en sachant qu’ils n’auront pas une pénalité en matière de téléchargement, nous a donné un coup de main », a affirmé Julia Beizer, directrice de produits mobile chez le Post à Nieman Lab. On ne sait pas comment l’adoption de l’Instant Article a affecté la conversion des utilisateurs vers son site. En sachant que le modèle du Post est celui d’y ramener ses lecteurs pour qu’ils s’abonnent, Instant Article peut avoir un résultat négatif.

 

​

Chez Libération, pas de regret

D’abord hésitant, Libération décide de s’engouffrer dans la brèche en janvier 2016. Après deux mois d’expérience, les résultats ne déçoivent pas. « Chez Libération, nous croyons fermement que les quotidiens ont besoin d’adopter le nouveau modèle de distribution de contenu pour augmenter leur portée de lecteurs, et de promouvoir leur marque sur toute plateforme possible », déclare Xavier Grangier, directeur du pôle digital de Libération. Après deux mois de tests, le verdict  : sans perdre leur audience, Grangier constate que son public passe 33  % plus de temps sur l’Instant Article que sur un article standard sur liberation.fr. « Le téléchargement rapide et le contenu bien formaté ont apparemment eu un impact sur l’engagement pour les lecteurs », analyse-t-il. Leur communauté sur Facebook a aussi grossi  : 10  % de « likes » en plus sur la page du quotidien. « L’Instant Article nous a aidés à développer les taux de revenu per page et la portée des articles, aussi que maximiser l’engagement des lecteurs », finalise-t-il.

 

​

Le Figaro et Le Monde : pas convaincus

Pourtant, d’autres grands acteurs sont encore frileux. Toujours méfiant de la manœuvre de Facebook, Le Monde a décidé de n’y pas embarquer et plutôt attendre les résultats des expériences d’autres médias. « Nous n’avons pas été convaincus de l’intérêt de ce service », a expliqué Louis Dreyfus, président du directoire du Monde aux Echos. « Une partie de notre travail est de garder l’internaute quand il vient chez nous ; or Instant Articles fait disparaître l’environnement de l’article au profit de Facebook ». Le Figaro aussi n’a pas tranché. Le quotidien préfère attendre le retour d’expérience des sites américains, anglais ou allemands qui testent déjà le dispositif. Selon lui, cette fonctionnalité est peut-être plus adaptée à ceux qui ne font pas beaucoup d’audience sur Facebook, ce qui n’est pas son cas. Marc Feuillée, directeur général du Groupe Figaro, a expliqué au Monde.fr préférer attendre de voir quel est le retour de l’expérience des États-Unis. « D’après les premiers échos, il y a des déceptions sur l’audience et la monétisation (…). Est-ce que la publicité générée sur Facebook peut excéder la baisse des revenus sur le site des éditeurs ? »

bottom of page